Agglomération chalonnaise

Vibrant hommage à Marcel Kounowski

Vibrant hommage à Marcel Kounowski

Il fut un enfant caché pendant la Seconde Guerre mondiale, il devint passeur de mémoire. Inspecteur général d’assurances, ancien conseiller municipal à Châtenoy-le-Royal et Chevalier de la Légion d’Honneur : son fils Gilles lui rend un vibrant hommage que nous publions.

« Une poussière d’étoile s’est envolée ce 22 décembre au matin

Il avait été un petit enfant juif, ce qu’il ignora bien longtemps. Et pourtant tout le début de sa vie fut marqué par cette ascendance a priori insignifiante.

Marcel s’est éteint. Il était arrivé au terme d’une vie de 90 ans d’incertitudes, de convictions, de combats et d’amour aussi.

On se croit mèche, on n’est que suif, disait le grand Jacques.

Marcel ne se savait ni mèche ni suif, et si peu juif, lorsque du haut de ses 12 ans, il attendait désespérément son père qui jamais ne revint de là où l’avait emmené ce convoi maudit de juin 1942.

Caché pendant la guerre, car il y avait aussi de magnifiques personnes qui sauvaient les enfants des monstruosités des hommes, le petit Marcel ne connut jamais la joie de la Libération. Bien au contraire, ce fut pour lui la période d’un deuil impossible et d’une enfance abandonnée.

C’est ainsi qu’on devient délinquant, ou presque, à 13 ou 14 ans, en traînant sa rancœur et sa haine dans les faubourgs de Paris.

Mais en ces périodes incertaines, les choses prennent parfois des tours étranges.

Un oncle, ou un cousin, sorti de la résistance FTP (Francs-tireurs et partisans), le happa par les bretelles, car à l’époque en plus des ceintures de ficelle râpeuse, les pantalons des adolescents rebelles avaient aussi des bretelles, et le propulsa dans le… droit chemin. Oui, car à ce moment-là, la CGT faisait aussi office d’agence de placement et assurait la gestion des ressources humaines de bien des entreprises.

C’est au 3ème ou 4ème sous-sol de la compagnie d’assurance Le Secours que le jeune Marcel débuta, comme archiviste, l’apprentissage de la vie au travail. Et le soir, quand il sortait de dessous ses poussières, il reluquait, envieux, les beaux messieurs qui s’attablaient au Petit Riche, restaurant à ses yeux d’un prestige infini… Et c’est de là, sans doute, qu’il nourrit l’ambition de pouvoir lui aussi y accéder.

Alors, de son 4ème sous-sol consacré aux archives, il remonta le plus vite qu’il le put jusqu’aux étages plus nobles, suivit des cours du soir à l’ENA, enfin son ENASS, l’école nationale de l’assurance, dont il sortit muni d’un prestigieux diplôme. On est en 1957.

Entre-temps, la rencontre de son grand amour au bord de l’avenue de Paris à Chalon-sur-Saône transforma à nouveau le cours de sa vie. Il en eut deux enfants, dont celui qui se permet d’évoquer cette existence qui prit fin ce matin du 22 décembre.

La vie est faite de hasards tragiques ou insolites et de rencontres parfois bouleversantes. C’est dans cette deuxième catégorie que se range sans doute l’échange de regards de l’autostoppeur parisien posé là par un camion de passage et la jeune fille plus ou moins effarouchée qui l’observe dans le jardin familial… enfin le jardinet car il n’y a guère de place ici que pour quelques rangs de légumes et un ou deux arbustes fruitiers.

Au retour de ses vacances en Corse, Marcel s’arrêta de nouveau devant le jardinet, mais ce n’était plus le fruit du hasard.

Chargé de famille, et orphelin de guerre, Marcel échappa à la conscription pour la guerre qui reprenait, en Algérie cette fois.

Parti de nulle part, parti de rien, Marcel gravit ensuite les marches de l’échelle sociale, comme la République le permettait alors à ses enfants les plus méritants. Il devint inspecteur général d’assurance… mais son œuvre ne faisait que commencer.

Son expérience professionnelle le mettait fréquemment au contact de celles et ceux que des circonstances brutales faisaient tout perdre ou presque… et dont la découverte des tout petits caractères des contrats d’assurance qu’ils avaient signés achevait la désespérance, tant ils ne permettaient aucune réparation. Particulièrement en cas de catastrophes naturelles : tempêtes, orages, grêle, inondation…

Ému par ces détresses, il imagina qu’un fonds de garantie, alimenté par une modeste cotisation sur les primes d’assurance, pouvait y apporter une réponse solidaire. On était à la fin des années 70. Il s’en ouvrit au jeune député de la circonscription, qui de surcroît était de son bord politique, Pierre Joxe.

C’est ainsi que prit corps la loi, connue sous le nom de loi Joxe, sur les catastrophes naturelles du 13 juillet 1982. Loi qui est aujourd’hui régulièrement rappelée au renfort de l’État et de la solidarité nationale.

La Nation reconnaissante attribua à Marcel le titre de Chevalier dans l’Ordre de la Légion d’Honneur pour cette contribution majeure.

Son parcours professionnel se poursuivit alors, fort de cette reconnaissance, et après avoir côtoyé les plus hautes instances des assurances (il était l’un des proches d’Yvette Chassagne lorsqu’elle fut présidente de l’UAP), il consacra la fin de sa carrière professionnelle à la prévention des risques, plus en phase avec ses valeurs philanthropiques et humanistes.

C’est après avoir pris sa retraite qu’il se souvint de son enfance et décida d’en faire le récit. Il n’était pas écrivain et en dehors du cercle de famille, son « Rappelle-toi Papa, ou la vraie mort c’est l’oubli ! » n’eut guère de succès. L’interview sur sa vie, par la fille de Jean Zay, Hélène Mouchard-Zay et l’historien Benoit Vernis, donna en revanche lieu à un film émouvant conservé aujourd’hui au Mémorial de la Shoa.

C’est à ses petits-enfants qu’il avait décidé de dédier ses mémoires. Nous, ses enfants, n’avons pris connaissance de ce qu’avait été le début de sa vie que bien tardivement. Parfois même à l’occasion de ses interventions dans les écoles devant des parterres d’enfants ou de jeunes captivés par le récit de ces époques inimaginables…

À la fin de sa vie, il n’était plus qu’une flammèche qui doucement hésite et se retire. La maladie de parkinson l’a progressivement recroquevillé dans un fauteuil roulant face aux murs et fenêtres de sa chambre comme ultime horizon.

C’est ainsi que prit fin la vie parfois tragique, mais aussi magnifique, de mon père, Marcel Kounowski qui, en 90 ans, enjamba deux siècles chaotiques, deux millénaires même, entre 1933 et 2023. Je suis simplement fier d’être son fils. »

Gilles Kounowski