Chalon sur Saône
Chalon sur Saône : « Une main tendue » pour une gifle sur un bébé de trois mois
Par Florence SAINT-ARROMAN
Publié le 04 Octobre 2024 à 07h09
« Madame, si ça continue comme ça, l’issue, ça sera le placement des enfants. - Mais je les aime ! », répond la mère. La présidente, sur un ton vif : « Ce n’est pas qu’une question d’amour ! C’est la question de leur intégrité et de leur protection. »
Dernier dossier de cette audience de comparutions immédiates, ce lundi 3 octobre, et, vous l’aurez compris, rien de drôle, ni dans cette affaire, ni dans la longue audience dont l’instruction plutôt à charge fut contrariée et ralentie dans sa marche par les contestations du prévenu, et par la position, également, de la victime.
Les faits
Dans la soirée du 30 septembre, la police (municipale, si on a bien compris) intervient dans un domicile au quartier Saint-Cosme pour des violences. La femme les reçoit. Elle vit là avec 4 de ses 5 enfants. Une chambre pour les deux aînés, une chambre pour elle et les deux petits. Matelas posés au sol, bouteilles cassées, détritus. Elle dit que son compagnon (ex depuis juillet mais qui vit chez elle parce que sinon il est SDF – il dort sur un matelas lui aussi dans la pièce de la mère et des petits) lui a donné « une claque » et lui a « fait mal aux poignets en la tenant trop fort », et puis il a mis le désordre… Les policiers interpellent le mis en cause qui est posé sur un banc vers l’Espace des Arts peu après minuit. Son alcoolémie est d’1 gramme.
La femme dit encore que la veille, le 29, elle était rentrée un peu tard, avait remarqué une trace rouge sur la joue de son bébé, avait demandé, photo à l’appui, l’avis de deux personnes, puis était allée se coucher. Elle ne dépose pas plainte contre son compagnon.
« C’est elle qui me frappe »
L’homme a été placé en détention provisoire. Il est âgé de 31 ans et vit en relation avec cette femme depuis 7 ans. Ils ont eu deux enfants, âgés de 3 ans et l’autre, de 3 mois. Une relation plutôt instable mais stable à sa façon, c’est la femme qui le dit le mieux, on le verra plus tard.
« C’est elle qui m’a demandé de revenir vivre chez elle », « c’est elle qui me frappe, moi je ne la frappe pas ».
S’ensuit une sorte de passe d’armes car la présidente estime, elle le répétera, que si le prévenu avait été frappé, il lui appartenait de le faire constater et de s’en plaindre, et comme il ne l’a pas fait, alors…
« Si elle m’avait cru coupable, elle ne m’aurait pas laissé … »
Et puis le tribunal reproche à l’homme de n’avoir pas appelé « le SAMU ou les pompiers ». Pourquoi il aurait dû le faire, puisque le bébé a hurlé de douleur, puis s’est endormi, puis n’a présenté aucun trouble consécutif ? « Au minimum une visite chez le pédiatre » insiste la juge. Mais pourquoi ? Pour s’innocenter ? Pour montrer qu’il est un bon père ? A l’appui de ses dires, l’homme répète que le lendemain il s’est occupé seul de ses enfants, « si elle m’avait cru coupable, elle ne m’aurait pas laissé le faire ». La mère des enfants est décrite comme « une tigresse » quand il s’agit de ses petits.
Le mode de vie, les conditions de vie, du prévenu comme de la victime à l’audience éclairent sans doute cette insistance formelle du tribunal, du moins on le comprend comme ça.
Les réalités telles qu’elles apparaissent à l’audience
Ce couple absorbe « de la prunelle » l’après-midi, servie « dans des verres à moutarde ».
« Est-ce que c’est normal de boire de la prunelle (35°) en plein après-midi quand on a à s’occuper de deux enfants petits ? » Le prévenu n’allait pas dire oui. Alors il dit non.
L’homme, calme tout du long, maintient que sa compagne lui mettait « des droites » et qu’il a vrillé et s’est vengé sur la télé, pas sur elle. Il dit qu’ils s’insultaient souvent, aisément. Faut-il poursuivre à dresser par touches le tableau de leur quotidien ? Avant juillet, il travaillait. Elle, non. Elle porte sur elle les stigmates de ses difficultés à vivre, à tenir sur ses jambes sans alcool et auparavant dit-elle, sans drogue. Les aînés furent placés, les petits font déjà l’objet de mesures d’assistances éducatives.
On retient une brutalité relationnelle habituelle, des détritus au sol relevés par policiers chargés de l’intervention au domicile ainsi que tous les services sociaux en satellites autour de cette famille, les mesures d’assistances éducatives (celles qui ont conduit au placement des aînés lorsqu’ils étaient plus jeunes, et celles qui ont été décidées pour les deux derniers enfants, en milieu ouvert) – on retient tout ça et c’est suffisant pour poser le décor, si on peut le dire ainsi.
Ce n’est pas le prévenu qui est intervenu, c’est l’aîné. Un ange passe…
La présidente, offensive, renvoie le prévenu aux traces rouge sur les poignets de madame, sur sa « douleur au pouce », l’attelle qu’elle porte, les 10 jours d’ITT fixés par un médecin (on n’a pas compris : une telle ITT, par rapport à d’autres affaires puisqu’on en voit à longueur d’années, ça ne colle pas, ndla). L’homme maintient que, s’il était lui aussi énervé, ce n’est pas lui qui a fait mal à la femme mais son fils aîné à elle qui a pris sa mère et l’a entraînée dans une chambre pour qu’elle se calme.
Maître Richez-Pons met fin au débat sur ce point en lisant la déposition du second fils présent qui relate la scène : ce n’est pas le prévenu qui est intervenu, c’est l’aîné. Un ange passe…
Donc la victime mentirait, selon le prévenu. Arrive donc une question devenue un classique dans les prétoires : à supposer qu’elle mente, quel serait « son intérêt » à le faire ? « Parce qu’il y a beaucoup de haine » répond le prévenu. « Mais pourquoi ? J’ai du mal à le croire » dit la juge. « Elle veut se protéger, peut-être, parce que c’est elle qui me frappe. » Les magistrats ne semblent pas adhérer et pourtant la victime le dira, elle.
La photo de la joue du nouveau-né
« Sans cette photo nous ne serions pas là » dit l’avocate du prévenu, le procureur le dira aussi, au moment des réquisitions. Le prévenu a-t-il giflé le bébé ? les marques rouges et blanches qui laissent des traces évoquant des doigts sont-elles bien celles de doigts d’une main adulte ? Pour le procureur aucun doute, oui. Pour le tribunal pendant l’instruction, oui (« On voit des traces de doigt, monsieur. »)
Or le prévenu conteste absolument. Il dit qu’alors qu’il s’était allongé pour endormir le bébé, son autre fils, âgé de 3 ans, qui devait lui aussi s’endormir là, a trébuché et est tombé sur le père et le bébé, lequel s’est mis à hurler. Le père a vu la joue rouge, a appliqué un gant de toilette mouillé d’eau froide mais cela a renforcé les hurlements du petit, donc le père n’a pas insisté. Puis il a envoyé un message vocal à la mère mais on y entend que les pleurs du bébé alors le tribunal s’interroge sur son intention, au fond. Pourquoi il n’a pas verbalisé des choses, pourquoi il n’a pas élaboré sa communication, pourquoi ? (Les réponses semblent assez évidentes, mais bon.)
Une photo prise avec un téléphone…
La mère est rentrée chez elle. Les petits dormaient. Elle a pris une photo de la joue de son enfant et l’a envoyée à deux personnes qui lui ont répondu qu’on dirait qu’il a reçu une gifle. Photo prise avec un téléphone. La mère la transmettra aux policiers, qui constatent eux aussi que la joue est plus rouge que l’autre. Et ça fera un bleu. On insiste, hein, mais il va être condamné, cet homme, dit coupable d’avoir giflé un nouveau-né au point de marquer sa joue de l’empreinte de ses doigts et de lui faire un bleu, mais sans le blesser davantage ? Pour le coup, c’est nous qui avons du mal à le croire. Cela dit tout est possible, et la réalité dépasse toujours la fiction. Pour couronner le tout, un des fils ado aurait dit aux services sociaux que son beau-père avait giflé le petit de 3 ans, alors avec ça…
« Je me suis toujours tu pour la protéger parce que ça pouvait aller jusqu’au placement des enfants »
En fait, tout ce que le tribunal rapporte « pour éclairer », « pour illustrer », ça illustre surtout la vie de misère, la vie alcoolisée trop souvent et la vie dure comme il s’en vit partout. La vie qui mobilise les services dits sociaux, qui mobilise l’institution judiciaire, oui, parce que c’est ainsi que ça se passe aujourd’hui.
« Je me suis toujours tu, dit une fois plus le prévenu, pour la protéger parce que ça pouvait aller jusqu’au placement des enfants. » La présidente : « Mais franchement, quand on voit ça sur un bébé ! (Elle brandit photo imprimée sur une feuille A4)… et vous n’avez pas appelé les pompiers ! »
La femme à la barre, « je suis très violente, oui, je l’admets »
Petit gabarit, masque chirurgical sur le visage, survêtement noir. « C’est pas moi qui ai appelé la police », « je dis juste qu’on dirait que c’est une claque (sur la joue du bébé) », « je suis très violente, oui, je l’admets, donc oui, j’ai reçu des coups mais j’en ai donné tout autant et pour la gifle (au bébé) j’ai un doute mais je sais pas ».
Que va devenir cette relation ? « Faut qu’on arrête vraiment. »
Le tribunal : « Si ça continue comme ça, l’issue c’est le placement. On a quand même la photo d’un bébé qui est blessé. Il faut prendre des dispositions. » (La formulation « la photo d’un bébé qui est blessé » sonne étrangement, puisqu’aussi bien si le nourrisson est blessé, alors on a « un bébé blessé »)
« Non, il n’est pas violent d’emblée, pas physiquement »
« Je n’ai pas porté plainte pour moi, dit la femme, désarmante de simplicité. C’est lui (le prévenu) qui m’a fait changer. Avant, j’étais dans l’alcool, dans la drogue… » Le tribunal : « On n’a pas l’impression que c’est mieux. Où est le positif, là-dedans ? » La femme : « J’ai pas envie de l’enfoncer, tout simplement. »
Maître Richez-Pons : « Est-ce qu’une seule fois en 7 ans, il vous a porté un coup ?
La femme : « Non, il n’est pas violent d’emblée, pas physiquement. »
L’avocate : « Qui décide de tout ? »
La femme : « C’est moi. »
Elle s’est « battue pendant 6 ans pour récupérer mes grands (placés, ndla) ». Lui, il ne dit rien, pour la protéger, pour pas qu’on lui retire les petits (d’autant plus que ce sont aussi ses enfants à lui). Voilà. Il peut y avoir « de la haine », des insultes, des vies qui tiennent à peine debout, des matelas au sol et des détritus, mais il y aussi une solidarité comme animale pour que les services sociaux restent sur le pas de la porte (c’est une image).
« Il faut mettre un terme à cette vie »
Au casier du prévenu, une poignée de condamnations, pour usages de stupéfiants, conduite sans permis sous stups, des récidives. Pour le procureur, impossible de suivre le prévenu dans son raisonnement car le certificat médical, la photo, les services de l’assistance éducative qui rapportent les propos d’un des ados, sont autant « d’indications qui se recoupent ». « Il faut mettre un terme à cette vie. » Le procureur demande la peine de 18 mois de prison dont 12 mois seraient assortis d’un sursis probatoire pendant 2 ans, et le maintien en détention pour la partie ferme, ainsi que « le retrait total de l’autorité parentale ».
« Je suis sincèrement convaincue que ce ne sont pas des traces de doigts »
Anne Richez-Pons avait annoncé la couleur plus tôt au cours de l’audience : elle plaide une relaxe. L’avocate reprend le déroulé de faits dont elle ne pense pas qu’ils soient aussi évidents que ça. « On n’est pas dans le calme, on est dans ‘Tu dégages’. » Le 30, madame avait passé monsieur dehors, comme c’était déjà arrivé. « Madame le frappe, tout le monde le dit. »
En ce qui concerne la photo du bébé, l’avocate pense qu’il y a eu un effet de suggestion (le contexte, les interventions des services sociaux depuis toujours, l’alcool, etc.), « ça m’a fait penser au test avec les tâches, là » (le « Rorschach » : on présente des formes informes d’encre sur des planches, et le sujet doit les interpréter, ndla). « Je suis sincèrement convaincue que ce ne sont pas des traces de doigts. D’ailleurs le certificat médical n’évoque ni claque, ni traces de doigt. Donc il y a quelque chose, un bleu, qui est compatible avec un coup – celui qu’aurait pu donner involontairement son frère qui tombe sur lui. » Maître Richez-Pons elle aussi se réfère à des déclarations des aînés, au juge des enfants, en avril dernier : « Ma mère est du genre bagarreur », « je n’ai jamais vu de violences physiques sur les petits ». Conclusion : le certificat médical ne corrobore pas de gifle. « Je demande une relaxe. »
Pendant le délibéré, le prévenu reste tourné vers le tribunal. Pas d’agitation, pas de signaux vers sa compagne, aucune manifestation, ni dans un sens, ni dans l’autre.
Une peine en demi-teinte
Le tribunal le relaxe pour les violences qu’on lui reprochait le 30 septembre mais le déclare coupable du surplus (celles commises le 29, une claque à sa femme et une gifle à son bébé).
L’homme est condamné à la peine requise avec toutefois l’aménagement d’emblée des 6 mois ferme sous le régime de la semi-liberté (il sera incarcéré mais pourra sortir en journée pour chercher du travail, et travailler cas échéant).
Le sursis probatoire : obligations de travailler, de suivre des soins (addictologie et psychologiques), payer les droits fixes de procédure, indemniser la victime, intégrer le dispositif AIR (accompagnement individualisé renforcé) ; interdictions de tout contact avec les victimes ainsi que de paraître à leur domicile.
Enfin, retrait de l’exercice de l’autorité parentale sur ses deux enfants.
« … quand vous serez en mesure de vous occuper convenablement de vos enfants, vous pourrez saisir un juge pour obtenir le rétablissement de vos droits. »
« Comme une main tendue »
Le condamné est sonné, il acquiesce sans émettre un son. « Vous semblez accuser le coup. Voulez-vous nous dire ce qui vous choque ? – C’est par rapport à mes enfants. J’ai toujours tenu mon rôle de père. » La présidente ajoute à la suite : « Je me permets une petite remarque. On entend que vous accusez le coup mais on vous invite à vous saisir de la peine pour faire vos preuves. Voyez-la comme une main tendue. »
Nous vient cette horrible pensée : espérer qu’il a réellement giflé son petit de 3 mois, parce que dans le cas contraire la « main tendue » risque de laisser des traces de doigt sur le visage de cet homme. Et, s’il a vraiment commis ce geste épouvantable, alors c’est un gros veinard que de connaître la semi-liberté « pour travailler et chercher un logement ».
Il est 19h40, l’audience est levée.
FSA
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