Chalon sur Saône
Epreuve de philo - Bac S - Info-chalon.com vous propose la correction
Publié le 15 Juin 2017 à 16h39
Par Mathieu Leseigle, professeur de philosophie au lycée Nièpce à Chalon sur Saône
Série S
Sujet 1 Le désir est-il la marque de notre imperfection ?
Don Quichotte, la figure devenue quasiment mythique du roman de Cervantès, offre une formidable image personnifiée du désir humain, qui est par nature fantasmatique, infini, jamais rassasié, passant par-dessus toutes les objections du réel ordinaire. Cette figure est à distinguer de celle de son écuyer Sancho, qui symbolise plutôt le solide appétit réaliste, qui cherche la satisfaction immédiate la plus agréable et qui reste rivé au bon-sens.
On pourrait être tenté d'interpréter la posture de Don Quichotte comme une triste fuite en dehors du réel, dangereuse, décalée par rapport à la réalité des autres, proche de la folie, et donc image de l'imperfection de la condition humaine. Et en effet Don Quichotte se positionne à la limite, à la frontière précise entre le désir poussé à fond et la folie. Des moulins à vent ne sont pas des armées adverses valeureuses, et sa Dulcinée qu'il adore n'est qu'un laideron pour tous les autres.
Et pourtant, il est un personnage fondamentalement heureux, et il ne cesse de prendre appui dans ses apparents délires, sur des éléments bien réels, produisant même des réalités à partir de son désir.
Don Quichotte n'est-il que la marionnette tragique de son désir insatiable, se payant de fantasme, dans le manque perpétuel de l'objet qu'il idéalise ? Ou bien est-il au contraire un personnage qui a découvert le secret du bonheur maximal, acceptant la juste dose d'illusion pour tirer une satisfaction maximale du plaisir d'imaginer l'infinité des possibles ? Ne sait-il pas jouir au maximum de toutes les richesses du réel, en lui donnant un sens toujours renouvelé, évitant par là-même le désespoir de l'homme trop lucide ?
Alors le désir humain, qui est par essence fantasmatique, est-il une fuite dangereuse et frustrante en dehors du réel, causée par une imperfection structurelle de l'affectivité humaine qui tend vers ce qui lui manque et qu'elle ne pourra jamais atteindre ? Ou bien est-il une puissance joyeuse qui cherche à jouir de toutes les potentialités futures en se projetant sans cesse vers des satisfactions possibles plus grandes ?
Plan :
- Le désir est la marque de la finitude humaine. L'homme est un être fini qui doit tendre affectivement vers des objets réels extérieurs qui le perfectionnent et donnent sens à son existence. Le désir est la tendance fondamentale par laquelle l'homme explore en imagination le meilleur possible pour lui dans le futur. Il y a un risque que le désir idéalise son objet et se lance dans une quête de l'objet de plus en plus parfait, comme en témoigne le trajet de l'amour dans le Banquet de Platon, qui de la fascination d'un beau corps, va passer à celle de la forme des beaux corps en général, puis à celle de la vérité, pour enfin s’élever à la contemplation philosophique des Idées. Le désir humain alors se condamne à une recherche infinie et en partie frustrante et douloureuse. Si on accepte le postulat que le désir est manque d'un objet idéalisé inaccessible, alors la conclusion tragique de Schopenhauer est indépassable : si l’homme désire, que le désir est souffrance et le bonheur repos, alors, le bonheur est impossible pour l'homme. Il est cependant une chose qui est vraie, que la psychanalyse à parfaitement vu, de Freud à Lacan, c'est que le désir vit de ne point posséder son objet, qu'il est excité même par son absence. Là est la principale différence entre le désir et l’appétit où le besoin.
- Mais justement, si l'expérience du désir comme manque (spleen) est possible, le désir n'est pas essentiellement un manque, mais au contraire une expérience joyeuse, positive, l'expression d'une puissance individuelle et collective. Le désir peut donc être vu comme la marque d'une perfection de la nature humaine, capable de donner un sens humain à ce qui sans cela n’en aurait pas. « Toute chose s'efforce- autant qu'il est en son pouvoir- de persévérer dans son être » écrit Spinoza dans la 3e partie de l'Ethique (prop 6). Cet effort est le « conatus » de cette chose, il est son essence. Le désir est chez l'homme cet effort essentiel par lequel il tend vers tout ce qu'il imagine augmenter sa puissance de penser et d'agir. Spinoza ajoute dans le scolie de la prop. 9, cette conséquence capitale : nous ne désirons pas une chose parce qu’elle est bonne (car rien n'est bon en soi, dans l'absolu), mais au contraire, nous la jugeons bonne parce que nous la désirons. La perfection n'est pas un idéal bon en soi à atteindre, ce qui est impossible, mais un modèle destiné à orienter le désir vers des choses raisonnables. Le désir devient prescripteur de valeurs. Une chose est bonne (juste, belle, etc.) si on imagine qu'elle augmente notre puissance de penser et d'agir, mauvaise si on imagine qu'elle l'entrave. Après tout, il est vrai que le désir se trouve à l'origine de toute les valeurs qui n'auraient aucune force sans le désir qui les porte (par exemple que vaudrait le souhait formel d’arrêter de fumer sans un puissant désir réel de le faire ?). C'est encore le désir humain qui est à la source de toutes les utopies politiques, qui sont le prélude nécessaire à toutes les avancées réelles et à toutes les améliorations du monde humain, à tous les progrès et «perfectionnents ».
- Ainsi le désir est-il la force affective paradoxale par laquelle l'homme donne corps et réalité à ses illusions pour se perfectionner et donner du sens à un réel qui n'en a pas sans cet effort infini. Tout ce qui a une valeur humaine ( et constitue donc la perfection spécifiquement humaine, comme la justice, l’amour, le bonheur) n'existe que si l'on y croit, que si on le désire malgré sa totale improbabilité. Toutes ces «utopies» prennent naissance et produisent leur propre objet, dans un fantasme désirant, auquel le réel fait toujours de multiples objections, et qui pourtant finissent par se réaliser grâce au désir. Après tout, l’être aimé n'est aimable que si l'imagination et le désir le rendent aimable, la justice politique n'existe que si on l’a croit réalisable, le bonheur n'est envisageable que si on dépasse le constat de la fragilité de notre condition réelle etc. Ce sont au départ des « illusions » au sens freudien, puisque ce sont des fantasmes alimentés par un désir. Et pourtant, rien de sensé, de raisonnable, de beau, ne se réalise dans elles, c'est-à-dire sans désir. Ainsi, le désir est dangereux, il est à double tranchant. Il est en constante instance de basculer vers la frustration, le manque, dès lors qu'il se cristallise sur un objet unique qu'il idéalise. Mais rien de ce qui a une valeur humaine ne se réalise sans lui, c'est lui qui donne un sens charnel et concret à l'existence, à condition qu'il soit mobile, multiple, qu'il ne se focalise pas sur une seule chose, mais au contraire qu'il ne cesse pas d’explorer, comme l’écrit Clément Rosset dans L’objet singulier, « l’infinie richesse du réel » que finalement, le désir aime trop pour se contenter de la satisfaction immédiate. Le désir découvre que la perfection humaine réside dans la satisfaction majeure de pouvoir imaginer toujours mieux pour soi dans le réel.
Mathieu Leseigle
Professeur de philosophie au Lycée NIEPCE, Chalon-sur-Saône.
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