Chalon sur Saône

La plupart des internautes oublient qu’ils enfreignent, pour beaucoup, les lois

La plupart des internautes oublient qu’ils enfreignent, pour beaucoup, les lois

Au royaume de la vertu, les aveugles sont rois : une femme a, dans un terrible geste début août, mis le feu au chien de son compagnon. Elle sera jugée ce lundi 3 septembre au TGI de Chalon selon une procédure rapide, mais l’opinion publique, saisie, et on la comprend, d’une émotion vive, n’a pas attendu pour en appeler à la « justice » sur les réseaux sociaux. On met des guillemets à « justice » car en réalité ce sont des appels à la vengeance, au lynchage, voire au meurtre qui se sont déversés sans retenue sur la toile, comme on dit. Nous voici non seulement devant de multiples infractions, mais aussi face à une contradiction qui mérite d’être relevée.

Naturellement on lit aussi sur Facebook ou Twitter, de nombreux messages de compassions, de « RIP », de cœurs et de fleurs en hommage à ce chien tué sur l’autel de la passion. De la passion, oui, et non d’une pratique habituelle de la cruauté, on peut le penser a priori, car la prévenue est sous contrôle judiciaire en attendant son jugement : un magistrat a estimé qu’elle n’est pas dangereuse, en général. Pas de risque de réitération* : son geste criminel (pas au sens pénal, mais au sens commun) a pris source dans un contexte personnel, une configuration particulière.

Une production collective qui vise la destruction d’une femme, au nom de « l’amour »

Cela ne l’exonère en rien de sa responsabilité, cette femme sera jugée, et condamnée si les charges sont suffisantes pour cela. Soyons clair, qu’on ne nous fasse pas dire ensuite n’importe quoi : tout acte de cruauté envers les animaux doit être sanctionné. Le sort fait à ce chien nous émeut, comme chacun, mais le sort fait à cette femme sur les réseaux sociaux nous touche et nous alerte : lui faire mal, la détruire, ni plus ni moins. « Faire justice » à la place de la justice, qu’est-ce que cela engage ? Voici de brefs et modestes extraits de ce qui s’est déversé en des lieux publics et par écrit, voici une production collective qui sème la terreur et vise la destruction d’une femme, au nom de « l’amour ».

« On sait qui est cette saloperie et on pourrait aller lui rendre 1 petite visite »

Sont publiés et diffusés son identité, ses photos, son téléphone, son adresse. Voici un post, parmi bien d’autres, avec deux photos et son nom : « la meurtrière de Fudji, repose en paix petit cœur, que justice soit faite !!! cette saloperie a un élevage ». 1.9 K de partages, et 300 commentaires uniquement sous ce post. « Qu’elle crève cette sale pute », « faut qu’on lui fasse la même chose à cette salope », « comme une envie de faire un feu de joie avec sa carcasse », « faut la cramer aussi », « si je te vois, je te fais la même chose » « vous me ramenez cette salope, ce déchet humain, et je lui brûle la moitié du corps », « on sait qui est cette saloperie et on pourrait aller lui rendre 1 petite visite et lui faire peur. Histoire de voir comment elle réagit ou la harceler par exemple. » Le cyberharcèlement a déjà lieu.  Arrêtons-là, on peut en lire des milliers.

La plupart des internautes oublient qu’ils enfreignent, pour beaucoup, les lois

Pris dans l’ivresse de ces décharges pulsionnelles, sans frein, sans filtre, par conséquent brutes et brutales, la plupart des internautes oublient qu’ils enfreignent, pour beaucoup, les lois (quoique certains disent le savoir et le revendiquent). Quelques-uns le rappellent mais en vain : « La photo ne devrait pas être publiée surtout que l'affaire est en justice. » « Est-ce vraiment devant la justice? Cette bête a souffert le martyre et sa mort a certainement été des plus atroces. » « Est-ce vraiment devant la justice ? » : l’objection est digne de ce qui alimente les fameux « complots », déracinée de toute réalité. Est-ce « vraiment » devant la justice ? Il suffit de dérouler un peu les commentaires pour en arriver au fait.

Un syllogisme barbare :les femmes sont des tueuses d’enfants, or les animaux sont « nos bébés », alors…

 

« Vous n'êtes pas obligés de mettre son adresse......... » « Mais si...mais si.!!!! La "JUSTICE, NE FAISANT PAS SON TRAVAIL OU PLUTÔT "RIEN".??? FAISON LA NOTRE".!!!
TROP D'ANIMAUX DEVIENNENT LE SOUFFRES DOULEURS DE L'HOMME.!!!! REVEILLONS CELLE-CI(La justice).!!! » « Faisons la nôtre », notre justice. La loi l’interdit mais qu’importe, puisque ça n’est pas « vraiment » la justice. On passe rapidement au degré supérieur :

« Si, bien au contraire ! Que tout le monde sache qui est cette ordure et où la trouver ... si elle et capable de faire ça à un animal il n’est pas exclu qu’elle le fasse sur d’autres et même sur des humains ... » On lit sur Twitter la même chose : c’est une femme, et « on sait » que les femmes sont des tueuses d’enfants, alors… d’un chien à des enfants, il n’y a qu’un pas à faire. D’autant qu’on lit aussi que les animaux sont « nos bébés », partant de là on en tire aisément une conséquence : en tuant un chien, elle a tué un enfant.

 

L’opinion chasse en meute

 

Des associations de défense des animaux se sont portées parties civiles pour le jugement : se saisir d’une telle affaire, c’est l’occasion, légitime, de relancer des débats sur la question du statut des animaux et des lois qui les protègent. Des pétitions adressées au procureur de la République du TGI de Chalon viennent lui demander, voire exigent, la plus grande fermeté, que la prévenue ait la peine maximale prévue par le code. Le procureur prendra des réquisitions, le tribunal statuera, librement. Pourtant les appels se sont multipliés aussi, « tous au tribunal le 3 septembre », en vue de faire pression. L’opinion chasse en meute, elle traque une femme, au nom d’une justice qui n’existe pas, l’appel au meurtre n’est pas justice, il n’est que ce qu’il est : un appel au meurtre. « J’espère que quelqu’un va l’attraper la foutre dans un coffre et lui démolir sa face de pute et limmoler tiens elle saura ce que ça fait !!!!!!! »

 

Confondre « comprendre » et « excuser » est courant, mais c’est une erreur volontaire

 

Le tribunal peut décider, si les demandes en sont faites, d’un huis-clos pour préserver la sérénité des débats, car à tout mélanger on ne fait que rendre les choses illisibles, mais un huis-clos priverait le public et la presse d’assister à l’audience, de savoir et peut-être comprendre les éléments qui ont mené à ce geste a priori inqualifiable mais que le droit qualifie. Parvenir à comprendre ce qui a amené à un passage à l’acte, ne signifie pas « pardonner », ni « excuser ». Confondre « comprendre » et « excuser » est courant, mais c’est une erreur volontaire au fond, car s’efforcer de comprendre oblige à se tenir loin de ses passions, et c’est ce que les meutes de justiciers qui se déchaînent en toutes occasions redoutent : cela les priverait de cette joie, de l’ivresse d’une toute puissance illusoire mais qui fait se sentir fort un instant de ce droit de vie ou de mort sur l’autre, tout en déplorant que les humains soient si méprisables et si mauvais.

 

Au royaume de la vertu, les aveugles sont rois. En son nom ils appellent au lynchage, en son nom ils font œuvre de destruction, volontairement. On peut en comprendre quelque chose en relisant les lignes de Lévi-Strauss : « Le barbare, c’est celui qui croit à la barbarie. »

 

Florence Saint-Arroman

 

NB : On pourrait nous retourner, « c’est la presse, c’est la faute de la presse », mais ce n’est bien sûr pas un argument, car chacun reste responsable de la façon dont il se saisit d’une information. D’ailleurs quand l’info ne convient pas, on la détourne, sur les réseaux sociaux, les sites, on coupe les papiers, on les tronque, on les ajuste à ce qu’on veut entendre, très exactement. La question des photos bien sûr se pose, à chaque fois, car l’image est le meilleur vecteur des émotions, et l’émotion est le puissant moteur de l’opinion, mais que penser de ce tweet qui lance côte à côte la photo de ce pauvre chien brûlé, image effroyable, et une photo de la femme en question, et qui ose écrire : « Je publie la photo de la personne qui a brûlé le pauvre FUDJI… Je sais que son visage vous est insoutenable alors contentez vous de regarder le chien » ? On ne sait plus, alors, ce qui est effroyable, de la photo ou des lignes qui l’accompagnent. Chacun reste responsable de la façon dont il se saisit des faits, et de ce qu’il en fait, ainsi que de ce qu’il fait de sa légitime émotion.

 

*Le risque zéro n’existe pas. Néanmoins les magistrats estiment, à partir de différents éléments, dont la procédure, les apports au dossier (enquête dite sociale), les entretiens avec la personne, avec son avocat, aussi, si sa « dangerosité » est à craindre, pour les autres. Quand elle ne l’est pas, on peut placer les gens sous contrôle judiciaire, ils sont marqués à la culotte, surveillés, ont des obligations dont le manquement peut les faire incarcérer immédiatement.