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Les personnages féminins ne vieillissent pas… ils disparaissent des écrans. Entretien avec l’actrice Elizabeth Bourgine
Par Nathalie DUNAND
Publié le 12 Mars 2022 à 18h01
Au cinéma ou à la télévision, les hommes ont le droit de vieillir, les femmes non. Quand, en France, 52 % des femmes majeures ont plus de 50 ans, elles ne représentent à l’écran que 9 % des rôles. C’est sur ce paradoxe aberrant que s’est créé, il y a 5 ans, le Tunnel de la comédienne de 50 ans de l’AAFA (Actrices, Acteurs de France Associés). Que révèle cette quasi-censure des fictions sur notre société ? Dans un entretien pour Info-chalon, l’actrice Elizabeth Bourgine apporte son regard et pose clairement les enjeux.
Elizabeth Bourgine avait 15 ans quand débute sa carrière. Révélée au cinéma dans La septième cible aux côtés de Lino Ventura — qui lui vaut une nomination aux César de la meilleure actrice dans un second rôle — elle reçoit en 1985 le Prix Romy Schneider et enchaine les films avec de grands réalisateurs : Granier-Deferre, dont Cours privé en 1986, Claude Sautet, Patrice Leconte… Elizabeth Bourgine tourne également beaucoup pour la télévision et le théâtre.
Actuellement à l’affiche de dernier film de Patrice Leconte, Maigret et la jeune morte, avec Gérard Depardieu, l’actrice incarne depuis 2011 la lumineuse Catherine, héroïne de la série policière franco-britannique Meurtres au paradis.
Info-chalon : Une cinquantaine d’actrices – dont Marina Tomé, Catherine Piffaretti et vous-même – se sont rassemblées pour mettre au grand jour un phénomène implacable et dont le public n’a peut-être pas conscience. Pouvez-vous nous l’expliquer en quelques mots ?
Elizabeth Bourgine : En créant le collectif AAFA-Tunnel de la comédienne de 50 ans, Marina Tomé levait l’omerta de la profession sur une réalité violente et contradictoire : aujourd’hui, en France et selon les statistiques de l’INSEE, une femme majeure sur deux a plus de 50 ans, ce qui représente 52 % de la population féminine majeure. Or, cette majorité réelle est traitée comme une minorité dans les fictions. Seulement 9 % des rôles sont attribués à des actrices de 50 ans et plus, et la plupart sont dévolus à une poignée d’actrices. Comme le dit Catherine Piffaretti, les Catherine Deneuve, Isabelle Huppert ou Nathalie Baye sont « l’arbre qui cache la forêt ». La réalité professionnelle des comédiennes de plus de 50 ans est violente : les rôles disparaissent. Ils se raréfient à l’aube de la quarantaine pour devenir des apparitions désincarnées, sans relief, parfois sans nom. C’est l’épouse ou la mère qui consacre sa vie à sa famille, qui est presque muette, n’a aucune vie amoureuse…
Vous-même, vous a-t-on déjà refusé des rôles en raison de votre âge ?
Elizabeth Bourgine : Oui, ça m’est arrivé et je crois qu’il est important d’en témoigner parce que c’est un phénomène d’une ampleur insoupçonnée. Je devais jouer avec un acteur deux copains de fac, du même âge donc. Finalement, le choix s’est porté sur une actrice de 15 ans de moins. L’argument du producteur tenait en ces mots : « C’est plus agréable »…
Ça fait penser à la polémique autour du film Eiffel, sorti en 2021, non ? Une histoire d’amour romancée entre l’ingénieur Gustave Eiffel et un amour de jeunesse retrouvé…
Elizabeth Bourgine : Tout à fait. D’autant plus que ce film met en scène des personnes qui ont vraiment existé. Dans la réalité, Gustave Eiffel avait 10 ans de plus que son amie Adrienne Bourgès. Or, dans le film, Romain Duris, qui interprète Eiffel, a 22 ans de plus que l’actrice choisie. Pour justifier ces incohérences de casting, les réalisateurs évoquent la liberté d’adaptation. Une façon de ne pas nommer le problème.
Pourtant, il existe beaucoup de femmes réalisatrices ou directrices de casting. Agissent-elles différemment ?
Elizabeth Bourgine : C’est ce qui est étonnant : le phénomène est tellement ancré, comme les vieilles habitudes, qu’il passe pour une évidence. Les professionnels du cinéma, hommes et femmes confondues, sont enfermés dans ces certitudes qu’ils ne remettent pas en question. Et, de fait, ne s’interrogent ni sur ses conséquences ni sur ses fondements.
Justement, parlez-nous des conséquences au sein de la profession.
Elizabeth Bourgine : Tant qu’on n’en parle pas, c’est une souffrance intériorisée, qui engendre des dégâts psychologiques chez les actrices : devant l’absence de propositions, elles s’interrogent sur leurs compétences, leur agent demande quel faux-pas elles ont pu commettre sur le plateau… Le doute s’insinue, elles sont démunies et perdent progressivement leur travail.
L’un des premiers objectifs du Tunnel des 50 est de poser le problème et de l’évaluer quantitativement. Les statistiques soulignent son ampleur.
Mais les conséquences dépassent la sphère de la profession. Cette invisibilité des actrices de plus de 50 ans est le reflet de ce que vivent les femmes dans la société.
En quoi est-ce un enjeu de société précisément ?
Elizabeth Bourgine : Les fictions sont comme un double miroir : elles s’inspirent de la vie et en même temps véhiculent des normes, proposent des modèles auxquels on peut s’identifier. Elles agissent à plusieurs niveaux sur l’imaginaire collectif. Évincer les femmes de plus de 50 ans des fictions revient à les nier dans la vie réelle. C’est le fameux : ce qui n’est pas représenté n’existe pas.
D’autre part, une jeune femme ou une fille devrait pouvoir s’identifier à des personnages forts dans les fictions. Le problème est que les personnages qui incarnent l’ambition sont interprétés par des acteurs ! C’est un docteur, un maire, un avocat… Quels modèles offre-t-on aux jeunes générations pour se construire ?
On en revient aux stéréotypes de genre ?
Elizabeth Bourgine : Oui, nos fictions font perdurer des représentations de la femme, dépassées depuis 2 siècles. La femme se devrait d’être « agréable à regarder », ce qui signifie qu’on la considère comme un objet — de désir, de procréation —, celle qui se sacrifie pour la carrière de son mari. D’ambition, elle n’en a pas. Dans les films, il y a les jeunes femmes ou les mamies. Entre les deux, c’est la censure !
À l’inverse, les hommes ont le droit de vieillir, de prendre du ventre et perdre leurs cheveux, leur glamour ne connaîtrait pas de date de péremption.
Est-ce une fatalité ? Quelles sont les solutions ?
Elizabeth Bourgine : Non, c’est loin d’être une fatalité. En Angleterre par exemple, c’est très différent. [Elizabeth Bourgine y tourne fréquemment la série Meurtres au paradis, NDLR] Quand vous passez un casting, on vous recommande même de ne pas donner votre âge. Les scénarios brossent des personnages caractérisés par une tranche d’âge dont l’écart est large : tel personnage, entre 30 et 45 ans.
En France au contraire, quand vous passez des castings, on vous demande votre taille, votre âge et, plus précisément, votre date de naissance ! Vous voyez la différence ?
Les solutions existent et c’est l’autre objectif du Tunnel des 50 que d’en proposer. Au-delà de sensibiliser, nous interpelons toute la profession pour faire bouger les lignes : producteurs, directeurs de castings, réalisateurs…
Les scénarios doivent être plus souples, plus ouverts et donner des modèles différents à voir. Il faut ouvrir la palette des représentations féminines et effacer ce décalage entre une société qui évolue et un cinéma qui a la responsabilité de la représenter.
Par Nathalie DUNAND
[email protected]
Site : aafa-asso.info/tunnel-comedienne-50-ans
Contact : [email protected]
Bande annonce du film Maigret et la jeune fille morte, de Patrice Leconte : ici
Livre préfacé par Elizabeth Bourgine : Marie Trintignant, une vie brisée, de Françoise Piazza, (L’Archipel, janvier 2022)
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