Faits divers

« Placé en foyer à 3 ans », « vous avez eu un parcours de vie plus que difficile »

Par Florence SAINT-ARROMAN

Publié le 10 Novembre 2022 à 19h29

« Placé en foyer à 3 ans », « vous avez eu un parcours de vie plus que difficile »

Ce jeudi 10 novembre, le tribunal, réuni en chambre des comparutions immédiates, a jugé un homme placé sous camisole chimique. C’était incroyablement violent mais d’une violence pleine de sollicitude et d’euphémismes, comme notre époque l’aime.

En juillet 2021, il était reproché à ce prévenu si difficile (lire les articles* en lien sous l’article) d’avoir, on cite, « arrêté son traitement pour (!) l’impulsivité » ... A l’UHSA de Lyon-Vinatier, il s’est trouvé un médecin pour tarir toutes les sources vives en ce jeune homme. C’est ainsi que des gendarmes ont assuré le transfert d’un homme éteint, et c’est donc cet homme-là qui est jugé. Y a-t-il des limites à ce qu’un tribunal peut accepter ? Ça fait près de quinze ans qu’on suit des audiences et ce n’est pas la première fois qu’on voit un détenu ou un accusé sédaté, alors on va dire que ça dépend des magistrats. 

Qu’il sache bien pourquoi il sera condamné 

Dès le début la présidente Berthault manifeste, avec vivacité, son intention que tout soit bien clair pour ce prévenu. Elle se lance dans des lectures « détaillées » des préventions, qu’il sache bien pourquoi il sera condamné : pour avoir mis le feu une nuit au matelas de sa cellule (avec quoi, ça n’est pas précisé), d’avoir cassé lavabo, toilettes, table et « bloc prise de téléphone » dans sa cellule un autre jour, et puis d’avoir tenu des propos menaçants et insultants à l’encontre du chef du quartier disciplinaire où forcément il a atterri, en l’absence de ce dernier. Des propos qui furent rapportés, donc. Maître Peleija plaidera la relaxe sur ce point. 

« J’ai du mal à parler »

Le prévenu avait reconnu les faits, sauf les menaces de crimes, mais ce jeudi : « Je ne reconnais rien. » Il explique : « J’ai du mal à parler. » Pourquoi ? La présidente ne le lui demande pas. La voix du jeune homme est excessivement pâteuse, son débit très lent, sa motricité aussi. La présidente insiste, « vous ne voulez pas faire un petit effort ? » Le prévenu : « J’en ai fait assez comme ça. J’ai du mal à parler. » La présidente insiste, encore, longuement, signifiant au jeune homme qu’elle a bien compris que s’il met le feu et casse, « c’est des appels à l’aide », « vous exprimez un mal-être ». Et si on lui demande de parler alors qu’il y parvient mal, « c’est pour essayer de comprendre, mais si vous n’avez pas envie. »

« Monsieur, vous semblez un peu shooté. On vous donne un traitement à l’UHSA ? »

C’est peut-être pas qu’il n’a pas envie, c’est peut-être qu’il est drogué jusqu’à la garde et qu’il n’est pas en capacité de. Maître Peleija lève le voile qui semblait boucher les oreilles du tribunal : « Monsieur, vous semblez un peu shooté. On vous donne un traitement à l’UHSA ? - Du Loxapac. - C’est un anxiolytique ? - Oui. » Non, en fait, non : le Loxapac est un neuroleptique aux effets importants, et a fortiori quand il est prescrit pour assommer quelqu’un plutôt qu’avec des visées de soins. 

« Son attitude », quelle qu’elle soit, ne va jamais

La présidente ne se démonte pas (surtout si elle croit elle aussi que le Loxapac est un anxiolytique, ndla) : « C’était important, pour expliquer votre attitude aujourd’hui, de savoir qu’il y a un traitement. Vous êtes à l’UHSA. » Ce qu’on retient, à ce stade, c’est que « son attitude », quelle qu’elle soit, ne va jamais. C’est comme ça. Il s’énerve, ça ne va pas, il est assommé par les médocs, ça ne va pas non plus. Il dit qu’il a du mal à parler, il dit pourquoi, et on s’adresse à lui comme s’il disposait d’un esprit éveillé et réceptif, tout en lui mâchant les consignes parce qu’on sait qu’il est analphabète. 

Personne ne se soucie de savoir sur la foi de quel diagnostic on colle cet homme sous neuroleptiques

Le tribunal passe donc au volet « personnalité », dont la présidente explique volubilement la nécessité : « C’est pas pour vous en rajouter. C’est obligatoire. » Casier judiciaire : 7 condamnations, dont 4 pour dégradations, et 2 pour violences, et 1 pour outrages et rébellion. Le jeune homme vit sous un régime de protection civile (mais sa curatrice n’est pas à l’audience, ce qui fait que personne n’est là pour lui) qui rend l’expertise psychiatrique obligatoire avant tout jugement mais ce coup-ci, le prévenu a renvoyé l’expert à son bureau, il n’a pas consenti à l’expertise, « j’en ai déjà eu une ».

Un médecin-expert mentaliste

Ce médecin psychiatre a tout de même fait preuve d’un zèle remarquable : il attire l’attention du tribunal sur la « fixité du regard » du garçon « laissant supposer un trouble mental sous-jacent »... ou des doses de neuroleptiques élevées ? C’est fou, chacun se saisit de cette formidable induction d’un expert pressé d’apporter son concours à la justice, même en l’absence de toute consultation ou entretien, mais personne ne se soucie de savoir depuis quand on impose cette drogue au prévenu, et sur la foi de quel diagnostic qui la justifierait.

« Placé en foyer à 3 ans », « vous avez eu un parcours de vie plus que difficile »

Du coup la présidente se rabat sur l’expertise plus ancienne, celle qui concluait à une altération définitive du discernement chez ce garçon. « Définitive ». La présidente en dit des extraits et les commente. « Placé en foyer à 3 ans », « vous avez eu un parcours de vie plus que difficile » ... « Vous, c’est particulièrement chaotique, et c’est pas de votre faute. Vous avez mal débuté et on ne vous a pas donné les moyens. » ... Et c’est parti pour quelques reproches gentiment formulés mais formulés quand même, pour son refus de se soumettre à l’expertise. La présidente : « Y a le fait que vous n’avez pas envie, et y a le fait que nous, il nous manque des éléments. » 

Culpabiliser ou tenter de culpabiliser

De la place qu’on occupe, on se demande bien quels éléments il peut manquer aux juges, mais bon c’est comme ça : culpabiliser ou tenter de culpabiliser un détenu placé en unité pénitentiaire psy où il est bourré de neuroleptiques, ça ne mange pas de pain et c’est toujours un petit plus pour soutenir la condamnation à venir. Il ne collabore pas, il « n’adhère pas » aux soins psychiatriques, et tout le bla-bla qu’on entend souvent et qui choque d’autant plus lorsqu’il s’adresse à un quart de siècle d’une vie massacrée par une famille défaillante puis des institutions dysfonctionnelles, responsables elles aussi de l’état du jeune homme et de ses conditions de vie. Il n’a vraiment aucune raison d’apprécier les psys et leurs drogues qui finissent par être invalidantes. Qu’il ait tort au fond (sur un fond élaboré) c’est possible, mais qu’on aille lui reprocher sa position, c’est fou.

Vient le volet « management de soi »

« Vous en pensez quoi du traitement ? - J’en pense que c’est de la merde. - Vous en avez marre de tout ça ? - Oui. - Vous en avez marre mais il va falloir apprendre à gérer votre impulsivité. » « Gérer ». Son « impulsivité ». Lui, il est franc : à l’UHSA aussi « y a eu des débordements ». Il explique : « C’est le fait d’avoir envie de taper, de casser. » La présidente Bertault poursuit : « Il va falloir qu’à un moment donné, vous sortiez de ce parcours. Vous n’avez pas pu construire, mais vous êtes jeune (il a 26 ans, ndla), ça ne dépend que de vous. Comme vous dites, vous êtes seul avec vous-même, mais vous pouvez y arriver. Il faut que vous ayez la volonté de dire ‘stop’, parce que là on rentre dans un cercle vicieux. A vous de faire les bons choix, parce que, on est bien d’accord, vous n'êtes pas aidé. Vous êtes seul depuis l’âge de trois ans, et ça va être comme ça un paquet de temps. »

La procureur constate que le prévenu ne va bien nulle part, ni à l’extérieur, ni à l’intérieur (de la prison)

La représentante du ministère public dit qu’en mettant le feu dans une cellule carcérale, il était dangereux pour lui-même et pour les autres, que ce sont « des faits graves », « commis en détention », que le prévenu présente « une certaine dangerosité », au point que même le psychiatre qui n’a pas pu le rencontrer, ni l’écouter, ni rien, devine qu’il a « une maladie mentale sous-jacente ». … La procureur constate que le prévenu ne va bien nulle part, « ni à l’extérieur (de la prison), ni à l’intérieur (de la prison) ». « Comment l’empêcher de nuire ? » Elle requiert 8 mois ferme avec maintien en détention et un suivi socio-judiciaire pendant 3 ans. Maître Peleija reprend l’affaire du psy qui devine la maladie mentale, mais pour insister du côté de l’altération définitive du discernement : « il n’est pas en pleine possession de ses facultés mentales ».

8 mois ferme, « on attend de vous un certain comportement »

Qu’à cela ne tienne, le tribunal suit les réquisitions et clôt cette audience incroyable en déclarant le prévenu coupable de tout ce qu’on lui reproche, le condamne à la peine de 8 mois de prison, décerne mandat de dépôt. La présidente explique : « Vous avez le droit de faire appel. On considère, pour notre part, que les faits restent graves : quand on est en détention, on attend de vous un certain comportement. » Elle glisse que « le tribunal tient compte de votre personnalité » en prolongeant la peine d’un suivi socio-judiciaire de 3 ans (avec 18 mois de prison à la clé), injonction de soins. Il refuse de signer les papiers qu’il ne peut pas lire, puisqu’il ne sait pas lire.

Échec de la protection de l’enfance, échec de la protection civile, échec de l’institution judiciaire

« On attend de vous un certain comportement » : pile celui que ce jeune homme est incapable d’adopter, pour des raisons légitimes (vu son histoire et les maltraitances en chaîne) mais que le tribunal n’a pas entendues. Il en a l’habitude, c’est ça qui alimente sa rancœur et ses passages à l’acte, qui ne manqueront pas de le ramener dans le box, sauf si la contention chimique l’emporte et que ses effets secondaires le fassent s’échouer quelque part. 
Son cas est particulier parce qu’il est emblématique de l’échec de la protection de l’enfance, puis de l’échec de la protection civile, qui n’empêche en rien qu’il soit mis sous neuroleptiques (pour quelle raison, exactement ? ndla) avant son retour en prison, pour 8 mois, et après avoir dû entendre que seul il restera mais qu’il ne tient qu’à lui d’avoir « la volonté de dire ‘stop’ ».

* https://www.creusot-infos.com/news/faits-divers/au-creusot/tribunal-je-prefere-degrader-des-biens-qu-un-etre-humain-s-est-excuse-un-creusotin-de-25-ans-print.html 

https://www.info-chalon.com/articles/2022/11/06/74353/tribunal-de-chalon-le-tribunal-refuse-de-juger-en-shuntant-le-prevenu/ 

https://www.info-chalon.com/articles/2020/07/10/44933/tribunal-de-chalon-quand-on-prend-un-coup-a-a-tendance-a-vexer-et-vous-chopez-le-demon/