Faits divers

TRIBUNAL DE CHALON - Un peu une patate chaude qu'on se refile de prison en prison

TRIBUNAL DE CHALON - Un peu une patate chaude qu'on se refile de prison en prison

« Vous êtes bien monsieur X ? » Le prévenu acquiesce et complète d’une voix forte « alias Al Qaïda ». Nous voilà mis dans le bain. Une eau troublée, un salmigondis assaisonné d’incises particulièrement violentes. Quatre gendarmes l’escortent. Il est français d’origine turque. C’est d’ailleurs en Turquie qu’il fut condamné à 18 ans et 4 mois de prison. Quand il a obtenu son transfert dans les prisons françaises, il lui restait à faire « 11 ans 10 mois et 11 jours ».

La salle d’audience des comparutions immédiates est quasi vide, ce jeudi 9 janvier. La grève dure votée ce lundi par les avocats du barreau qui suspendent toute activité judiciaire cette semaine contraint le tribunal à renvoyer les dossiers de CI : l’assistance d’un avocat y est obligatoire. Il faut en revanche statuer sur le sort des prévenus en attendant leurs jugements : placement sous contrôle judiciaire ou détention provisoire. Pour celui-ci, pas d’alternative possible puisqu’il est détenu. Sa fin de peine est prévue en avril 2024. Il fait donc partie de ceux qu’on appelle « les longues peines », et ces longues peines transforment tous ces prisonniers, tous. Ils en sont très abimés*, mais pas de la même façon.

« Non monsieur, vous ne me coupez pas, ni maintenant, ni après, d’ailleurs »

Il est poursuivi pour avoir « détruit ou dégradé par moyen dangereux » (on pense au feu), et pour violences à l’encontre de trois surveillants, pour menaces de mort (« je vais te saigner », « quand tu vas enlever ton casque, je vais te saigner »), pour insultes, et insultes à caractère raciste (« sale noir, fils de p…, tu te fais enc… par les blancs, sale esclave »). « Il y a un mouvement de grève des avocats… » commence la présidente Catala, mais « je peux vous couper ? » demande le prévenu. « Non monsieur, vous ne me coupez pas, ni maintenant, ni après, d’ailleurs. » La présidente précise qu’il est arrivé en France le 25 mars 2014, qu’il a eu « beaucoup de retraits de crédits de réduction de peine », et qu’il est très souvent transféré, un peu comme une patate chaude qu’on se refile. Lui, il semble bouillant.

Son visage a le teint d’endive de ceux qui ne voient pas la lumière du jour

D’abord incarcéré à Fresnes, puis au centre pénitentiaire du Sud-Francilien, puis à Saint-Quentin, puis à Lyon-Corbas, puis retour à Saint-Quentin, puis Lyon-Corbas, encore, puis Château-Thierry, puis, le 4 juin dernier, il arrive au centre pénitentiaire de Varennes-le-Grand. « Je peux parler ? » Non, pas encore. A son casier, 4 condamnations prononcées en France, par des tribunaux pour enfant. Il est devenu un homme à la carrure épaisse. Son visage a le teint d’endive de ceux qui ne voient pas la lumière du jour, il est ceint d’un large collier de barbe. Ses yeux sont deux fentes noires, il aime scruter. Il aime aussi faire de l’effet à ses interlocuteurs. « Pourquoi ? Pourquoi quand vous lisez ça vous n’évoquez pas les menaces contre le surveillant ? Que je vais m’évader, que je vais le charcler jusqu’à l’os ? » La présidente fait noter les menaces mais le prévenu est lancé.

« Je suis un artiste, un rappeur, un gangsta, un terroriste »

« Je suis un guérillero libertaire contre l’Etat français. De là on m’a volé mon (il devient incompréhensible, il parle très vite) … Je demande enquête interne, j’envoie des bafouilles. Rien. Je fais des plaintes aux juges. De là, je crie ma révolte, de là, ça engendre (il mouline des mains)… » On croit comprendre qu’il s’est battu, « mais c’était avec des frères, c’est pas important. » La présidente saisit une microseconde de pause pour l’interroger sur sa santé. « Je suis bipolaire-schizophrène. – Vous avez un traitement ? – Oui ! – Vous le prenez ? Oui. » A-t-il un métier ? « Je suis un artiste, un rappeur, un gangsta, un terroriste. Je peux dire quelque chose sans que vous me sortiez ? – Ce n’est pas utile, votre haine contre l’Etat français ressort suffisamment du dossier. »

« Pourquoi vous êtes là ? C’est pas pour une justice ? »

Pas d’avocat, seul maître Marceau est là pour noter le renvoi, car il représente les victimes dans ce dossier. Mais l’avocat a la robe dans le sang, il se lève « pour faire une observation que ferait sans doute un confrère s’il était en défense : on pourrait envisager une expertise psychiatrique. » Charles Prost, vice-procureur, ne discute pas le renvoi. « Je veux être jugé le plus vite possible, tonne le prévenu. Pourquoi j’ai fait ça ? – Monsieur, je n’ai pas le droit de vous entendre sur les faits. – Pourquoi vous êtes là ? C’est pas pour une justice ? Quand vous avez choisi ce métier c’est pour faire régner une justice ! » Il veut être jugé « le plus rapidement possible, dans une semaine ». Le tribunal se retire pour délibérer sur la question de l’expertise psychiatrique.

« Je suis le bras armé du Hamas français. Nous demandons des repas hallal en prison »

« C’est qui, lui ? » tonne le prévenu. Face à lui, sur le banc de la presse, un confrère tonne à son tour « je suis journaliste. » Ça intéresse le gangsta-rappeur-incarcéré-depuis-la-nuit-des-temps (il est jeune, il n’a pas 40 ans, on a noté 30 ans, sous réserve). Il avance son visage contre la petite ouverture placée en bas de la vitre, pour lancer un manifeste à l’intention du journaliste. Il commence en une langue qui n’est ni le français, ni le turc, puis « Je suis le bras armé du Hamas français. Nous demandons des repas hallal en prison, nous demandons... » Il n’est pas toujours compréhensible, et un salmigondis reste ce qu’il est.

« On peut pas appeler Nicole Belloubet, la Garde des Sceaux ? »

Le tribunal renvoie le jugement à mars prochain, « je veux une extraction » précise l’intéressé. Le tribunal ordonne une expertise psychiatrique « pour vérifier ce que vous dites (« bipolaire, schizophrène, un traitement », ndla), qui n’est pas au dossier ». « Ça veut dire, monsieur, qu’un expert va se présenter au centre pénitentiaire ? Il faudra accepter de sortir de votre cellule… » Il interrompt la présidente, lance quelque chose, puis lui demande un entretien, elle lui répond qu’elle n’en a pas le droit, il s’approche de la vitre : « On peut pas appeler Nicole Belloubet, la Garde des Sceaux ? »

Il se jette contre la vitre du box

La présidente a juste le temps de dire « Monsieur » qu’il avait déjà pris l’air mauvais et comme armé sa tête en un mouvement sur le côté. On sait que le vent vient de tourner mais tout se passe en un éclair. Il se lance contre la vitre, elle se fend sous le coup (épaule ou tête, les avis sont partagés en faveur de l’épaule, la vitre porte trace de la peau de son visage plus haut que l’endroit brisé). La seconde d’après il est maintenu droit contre la paroi arrière par deux gendarmes qui le tiennent. On le menotte avant de le sortir.

Florence Saint-Arroman

Sur les effets des longues peines d’incarcération, on peut lire cet article : https://www.lepoint.fr/societe/une-vie-entre-les-murs-le-defi-des-longues-peines-de-prison-24-08-2019-2331372_23.php, ainsi que le dossier qu’a consacré l’OIP au sujet :
https://oip.org/decrypter/thematiques/longues-peines/

La question est de savoir ce que ces incarcérations produisent. Leurs effets sont désastreux, du reste nombre de ces prisonniers ne sont plus en capacité de retrouver une vie « normale ». On peut lire l’histoire de cet homme, reclus pendant 18 ans à la centrale de Clairvaux et jugé au tribunal de Mâcon en 2017 : https://www.macon-infos.com/index.php?option=com_content&view=article&id=12341:tribunal-18-ans-de-reclusion-criminelle-reinsertion-impossible&catid=80&Itemid=476&lang=fr
 et ici : https://www.macon-infos.com/index.php?option=com_content&view=article&id=12953:tribunal-de-macon-une-vie-incarceree-menaces-de-mort-et-outrages-je-ne-veux-pas-qu-on-le-deshumanise&catid=165&Itemid=476&lang=fr=&lang=fr