« Perte de sens », « épuisement » : l’institution judiciaire se soulève

Par Florence SAINT-ARROMAN

Publié le 15 Décembre 2021 à 20h06

« Perte de sens », « épuisement » : l’institution judiciaire se soulève

Les fonctionnaires et magistrats du tribunal judiciaire de Chalon-sur-Saône, ont voté ce 14 décembre une motion publiée ci-dessous. « Exprimons une perte de sens, une lassitude et un épuisement à force de réorganisations incomprises, de réformes incessantes (…) et sans outils informatiques adaptés. »

Avec ce texte, notre tribunal judiciaire rejoint un mouvement d’ampleur nationale, visible ce mercredi 15 décembre par des rassemblements un peu partout. En point d’orgue, le rassemblement parisien : devant le ministère de l’économie et des finances à Bercy, et non comme on aurait pu l’attendre, place Vendôme.

« Un dilemme intenable »

Au départ de ce mouvement, une tribune publiée dans le journal Le Monde, le 23 novembre dernier, signée par un collectif de magistrats et de greffiers qui dénonce des conditions de travail dégradée. « Nous comprenons que les personnes n’aient plus confiance aujourd’hui en la justice que nous rendons, car nous sommes finalement confrontés à un dilemme intenable : juger vite mais mal, ou juger bien mais dans des délais inacceptables. »*. Dix jours plus tard, on comptait près de 7 000 signatures. Sur Twitter court l’hashtag « JusticeMalade ». Le pilier de l’Etat de droit flanche. Il résiste (malgré les burn out, l’épuisement, les maladies associées) mais souffre. Trop.

Une idéologie qui décidément avance comme un rouleau compresseur partout

La motion que les chefs de la juridiction locale ont rendue publique mérite d’être lue point par point, car son langage est clair. Ce mouvement rompt avec la réserve habituelle de cette institution et s’inscrit dans le cadre une dégradation générale des services publics qui va de pair, et quel que soit le gouvernement, avec une idéologie qui décidément avance comme un rouleau compresseur partout. La poste, la police, les hôpitaux, la SNCF, … on peut lister exhaustivement tous les piliers publics qui ont été entamés, grignotés, affaiblis par des logiques comptables et de pseudo rendement dont on mesure les dégâts sur toute la population, puisque cela touche chacun dans sa vie courante. Nous savons que les indicateurs de souffrances sont réels (et anormaux dans un pays plutôt riche, plutôt confortable et plutôt en paix, si l’on regarde comment on peut vivre ailleurs). L’institution judiciaire n’échappe pas à la casse. L’inflation législative à l’œuvre (et qui ne se calme pas), conduit à un empilement de réformes qui touchent à des structures qui fonctionnaient et qui fonctionnent moins bien. Quelle gabegie ! Quel gaspillage, sous couvert de « rentabilité » (appliquée à des domaines où elle est un contre-sens, comme le soin, ou la justice). Les professionnels parlent désormais de « souffrance éthique », comme dans les établissements de soins.  

Faire des liens, lutter contre l’atomisation

Le 3 décembre on pouvait écouter, sur France Inter, l’émission Le téléphone sonne, consacrée au mouvement qui soulève l’ensemble des corps de métiers qui concourent à la justice. On note que les avocats, auxiliaires de justice, s’y associent, solidairement. Les représentants de la conférence des bâtonniers étaient devant Bercy, ce 15 décembre. 
L’oncle de la jeune magistrate qui a mis fin à ses jours cet été, a fait les liens que l’on peut (et doit) tous faire. Sa sœur, enseignante, « elle voit la dégradation de ses conditions de travail », « moi ça fait 30 ans que je suis médecin à l’hôpital et que je vis la dégradation progressive et inéluctable », sa nièce, magistrate, « confrontée à un décalage monstrueux entre ses aspirations à vouloir faire son travail » le mieux possible et « des moyens dérisoires ». 
On songe au Livre noir des Procureurs lesquels écrivaient que leur métier ne consiste pas à rendre des statistiques tous les deux jours ; on songe aux manifestations de policiers ; on songe à la factrice qui continue à travailler mais dont le cœur de métier qui lui faisait aimer son travail, a disparu ; on songe aux pompiers eux aussi en souffrance, et privés de quelques services qu’ils pouvaient rendre gratuitement, qui concouraient à leur valorisation ainsi qu’à la bonne vie de leurs concitoyens. On songe à des maires de petites communes se battant pour conserver chez eux une permanence soit pour les impôts, soit pour la poste, soit pour n’importe quoi qui rend la vie sociale possible, tout simplement. Dégradation inéluctable ?

Dire qu’il y a un problème est un euphémisme

En 2020, la grève historiquement longue des avocats fut interrompue par le confinement du pays, le 17 mars. La Garde des Sceaux alors en fonction n’avait pas manqué de jeter de l’huile sur le feu, par un communiqué envoyé aux médias. « Madame Belloubet écrit qu’on désorganise ? relevait un avocat. C’est dégoutant, parce que ça dysfonctionne depuis longtemps. » Nous écrivions alors, « voilà maintenant deux ans que le pays est secoué par différents mouvements sociaux, voilà deux ans que les calendriers de tout le monde sont rythmés par des grèves et des manifestations. La justice n’a pas été en reste, avec des journées « justice morte » et des manifestations qui rassemblaient tous les personnels, huissiers compris. Les avocats se sont initiés à cette grève longue, et les réflexions politiques en sont nourries, par la force des choses. Dire qu’il y a un problème est un euphémisme, la crise est majeure et profonde ». (lire ici : https://www.info-chalon.com/articles/2020/02/10/42651/tribunal-de-chalon-jamais-l-expression-de-machine-judiciaire-n-a-ete-si-proche-de-la-realite/ )

« Derrière tout ça, c’est notre pacte social qui est en danger »

Dans la motion du TJ de Chalon de ce 14 décembre 2021 on peut lire : « Dénonçons le manque de considération et de soutien des personnels de justice, en sous-effectif constant, et les critiques politiciennes visant à déstabiliser le corps judiciaire et l’indépendance des magistrats » Comme le disait Maxime Aluze, juge des contentieux et de la protection à Compiègne, sur France Inter : « Derrière tout ça, c’est notre pacte social qui est en danger. »

Florence Saint-Arroman 

* https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/11/23/l-appel-de-3-000-magistrats-et-d-une-centaine-de-greffiers-nous-ne-voulons-plus-d-une-justice-qui-n-ecoute-pas-et-qui-chronometre-tout_6103309_3232.html   
https://www.franceinter.fr/emissions/le-telephone-sonne/le-telephone-sonne-du-vendredi-03-decembre-2021 

 

LIRE LA MOTION CHALONNAISE