Société

Pauvres gauchers : mais le sont-ils vraiment ?

Pauvres gauchers : mais le sont-ils vraiment ?

Dans un monde régi par les droitiers et totalement conçu pour eux, puisque fortement majoritaires, y a-t-il encore un peu de place pour le développement et l’épanouissement des gauchers ?

A l’heure de la laïcité et de l’égalité pour tous, au moment où chaque minorité défend sa cause et son existence pour revendiquer des droits, il semblerait bien que l’une d’entre elles ait réussi à se faire oublier, trop encline à s’adapter, dans un monde qui lui est naturellement hostile : celle constituée par la population des gauchers.

Les gauchers ne représentent que 8 à 15 % de la population selon les pays (12,7 % en France) [1], autrement dit un nombre relativement insignifiant. Pendant des siècles, ceux-ci ont été contraints à devenir des « gauchers contrariés », c'est-à-dire des gauchers naturels qu’on a forcés à devenir des droitiers. Et ils le sont encore aujourd’hui dans certains pays, par exemple en Chine.

Car depuis toujours, la gauche représente le côté maléfique, en opposition au côté droit qui, lui, est honorifique. Dans la religion chrétienne par exemple, le Diable est systématiquement représenté à la gauche de Dieu, tandis qu’Eve, l’incarnation du pêché originel, est réputée avoir cueilli le fruit défendu de la main gauche – la « sinistra » en latin -, pour le déposer - comme par hasard… – dans la main gauche d’Adam. En outre, la langue française s’emploie fortement à dénigrer les gauchers. Lorsqu’une personne est maladroite, on dit quelle est « gauche ». La « gaucherie » elle-même représente un manque d’adresse. Sans parler des expressions tristement célèbres : « se lever du pied gauche », « avoir deux mains gauches » ou - encore plus funeste – « passer l’arme à gauche ». En revanche, on dit de la personne sur laquelle on peut le plus compter qu’elle est notre « bras droit ».

S’ils ne sont désormais plus systématiquement contraints à devenir des droitiers, leur vie n’est toutefois pas un long fleuve tranquille. En effet, pour faciliter le quotidien du plus grand nombre, tout, dans notre système, est agencé pour les droitiers : la validation d’un titre de transport dans le métro, le clic gauche de la souris d’ordinateur, les poches intérieures de veste – souvent placées à gauche…-, la majorité des cartes à jouer dont les valeurs sont notées uniquement sur deux des coins, etc. Les droitiers y ont-ils seulement déjà réfléchi ? En tout cas, les gauchers ont souvent été confrontés à ce type de situation.

Mais les droitiers se doutent-il à quel point, un monde fait pour eux s’avère hostile à la minorité des gauchers ? Se rendent-ils compte, par exemple, du calvaire que représente, pour un gaucher, la nécessité – avant l’invention des ouvertures faciles cela va de soi - d’ouvrir de la main gauche une banale boîte de conserve avec un ouvre-boîte mécanique conçu pour…la main droite ? Ont-ils imaginé également la difficulté de l’apprentissage de la conduite d’une voiture, lorsque tout se trouve à la portée de la main droite (levier de vitesse, frein à main)?

A bien y réfléchir, les gauchers ne font que s’adapter à un monde qui n’est pas prévu pour eux. Et ils n’en ont que plus de mérite. Malgré les efforts passés pour les éradiquer par la contrainte, ils sont toujours là. Ils excellent, grâce à l’avantage que devient leur déséquilibre, dans les sports d’opposition comme la boxe ou le tennis. Ils donnent au monde des œuvres d’art exceptionnelles, comme par exemple le plafond de la Chapelle Sixtine [2], ou encore la Joconde [3]. Ils couchent des vers aussi fameux, mélodieux et célèbres que ceux nous avisant que « les sanglots longs des violons de l’automne blessent mon cœur d’une langueur monotone » [4].

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les gauchers sont systématiquement repérés par les droitiers comme s’ils étaient marginaux, voire anormaux. Mais tout ce qui vient d’être démontré sur eux illustre leur capacité indéniable d’adaptation, les promouvant au rang de survivants. Dès lors, cette persistance constante à assumer leur singularité ne fait pas d’eux  des êtres pauvres en fin de compte.

 

M.M.

 

[1] selon une enquête réalisée en 2005 par l’association « lesGauchers.com ».

[2] Le plafond de la chapelle Sixtine, qui se trouve au Vatican, à été peint par Michel-Ange entre 1508 et 1512.

[3] La Joconde est un tableau de Léonard de Vinci, réalisé au XVIe siècle et actuellement exposé au Musée du Louvre à Paris.

[4] Ces vers sont extraits du poème Chanson d’automne, de Paul Verlaine, intégré au recueil des Poèmes saturniens.