Faits divers

TRIBUNAL DE CHALON : Un papa « construit sur une faille », l’alcoolisme comparaît une fois de plus

TRIBUNAL DE CHALON : Un papa « construit sur une faille », l’alcoolisme comparaît une fois de plus

Samedi soir J. est allé à une fête d’anniversaire vers le parc aux Biches, « vous savez, là où y a eu le gars avec le marteau », il en est reparti bourré, il a repris la voiture (pas assurée, en plus), et a remonté la rue du Docteur Mauchamp qui est pourtant en sens interdit.

Il a tout du gentil impuissant à porter pleinement sa vie. J. X, 42 ans, qui faisait hier l’objet d’une comparution immédiate, se fait du souci : une de ses filles ne va pas bien, elle a décidé de vivre chez son père pendant l’été, plutôt que chez sa mère, elle ne veut plus aller à l’école, elle ne sait pas quoi faire de sa vie, alors son père se fait un gros mouron, mais, perdu qu’il est dans ses propres incapacités, il ne sait pas comment l’aider.

N’empêche c’est un gentil papa, et samedi il a jardiné avec sa fille, puis il a fait « des grosses courses », alors il a pris la voiture. Mais c’est un papa « construit sur une faille » comme le dira paradoxalement et justement Maître Sonia Halvoet, par conséquent le plancher n’est jamais bien assuré.

Samedi soir J. est allé à une fête d’anniversaire vers le parc aux Biches, « vous savez, là où y a eu le gars avec le marteau », il en est reparti bourré, il a repris la voiture (pas assurée, en plus), et a remonté la rue du Docteur Mauchamp qui est pourtant en sens interdit.

Une des juges assesseurs lui fait remarquer qu’il pouvait y aller à pied…
Sur 4 comparutions immédiates hier, 3 prévenus ont « un problème avec l’alcool » comme on dit au tribunal et dans les structures d’insertion. C’est beaucoup. En audience les magistrats rappellent avec constance que boire n’est pas interdit - « vous buvez, c’est votre affaire » -, ce qui l’est, c’est conduire en ayant bu - « boire ou conduire, il faut choisir » disait le slogan. Soit. C’est la loi, et elle est légitimement fondée sur le souci de la sécurité de tous, de la protection des uns et des autres dans l’espace public.

Là-dessus le tribunal en appelle à la raison de chacun. Comme si on disait « m’enfin monsieur, m’enfin madame, vous pouviez marcher ! A quoi pensiez-vous ? » J.X., avec une alcoolémie à 1.24 g/litre d’air expiré, ne pensait plus, n’était plus en état de penser, et ce cercle parfaitement clos sur lui-même se dessine quasiment à chaque affaire de ce genre.

Dans ce bain général de répétition morbide, chaque histoire reste singulière. Maître Halvoet va dérouler celle de J. en ses points décisifs : chaque condamnation pénale de J. coïncide avec une rupture. Décès de sa grand-mère, la femme qui l’a élevé, « ses parents l’ont laissé au rebut, pour des raisons qu’il ignore toujours. Ils l’ont confié aux grands parents, et ont gardé les autres enfants avec eux. » Séparation d’avec sa femme. Licenciement brutal après 19 ans de services sans autres incidents. Il est vrai qu’une rupture qui éclate sur une faille peut faire chuter : pas de plancher.

Que le tribunal en appelle à la raison est parfaitement légitime, la justice est un pilier de raison, garante à sa façon de ce qui contient le corps social, mais n’y a-t-il pas une hypocrisie collective (de la société entière) à cultiver la tradition populaire française - « allez viens boire un p’tit coup à la maison », pour ensuite « faire tourner les serviettes », rester « de la classe qui rigole » quand refuser la « larmichette » de calva est vécu comme rejet de l’autre, faut être « convivial », faut « être un homme » - en faisant mine d’ignorer sur quelle contradiction elle prospère 

Sur ce fonds bien collant, celui ou celle qui « se construit sur une faille » aura du mal à entendre lui-même ce dans quoi il se noie. Somme toute, boire un coup avec les copains, c’est pas interdit, c’est même une obligation sociale depuis si longtemps. Et celui ou celle qui ne sait pas s’arrêter, ce qui est le propre de l’alcoolisme, celui ou celle qui est en réalité devenu malade, a-t-il des chances dans ce contexte d’oser se poser de bonnes questions, pour enfin croiser des interlocuteurs attentifs ? La collectivité s’en fiche tellement, au fond, que ça finit au tribunal, qui, sur ce point comme sur quelques autres, n’en peut mais.

Pour amener un prévenu alcoolique au niveau de conscience qui lui permet, comme J. hier, d’enfin dire : « Vous ne pouvez pas savoir comment je m’en veux, il faut que j’arrête l’alcool », il faut plusieurs condamnations. On n’est jamais plus sourd que lorsqu’on est enfermé à l’intérieur de soi. Dans ces conditions le ministère public peut lui aussi tourner en boucle sur le fait qu’il y a « des règles à respecter » - ce qui est l’évidence -, ça n’entame pas le magma d’ignorance de soi et de ce dans quoi sa propre vie se délite : y a pas de liens. Et ça répond à une logique : la faille, par nature, n’est pas propice aux liens. Cela n’excuse en rien les faits délictuels, ça éclaire juste le poids de ce problème majeur de santé publique, de sécurité routière, et de violences intra-familiales, dont les magistrats ne sauraient être comptables : toute société a aussi à se regarder un peu. En matière d’alcool et de soins psychiques, on sait où elle préfère mettre son argent, et c’est un choix.

J. a été récemment condamné pour une histoire de stupéfiants dont il a toujours contesté les faits, son avocate a fait appel de ce jugement et insiste vigoureusement pour que le tribunal l’écarte dans son délibéré. Le procureur en avait tenu compte dans ses réquisitions, demandant 6 mois de prison ferme, et un mandat de dépôt. Maître Halvoet s’est également élevée contre l’orientation de son client en CI, « sur un tel dossier, un plaider coupable (CRPC) suffisait, la comparution immédiate n’était pas nécessaire ».

Le tribunal semble en avoir tenu compte et condamne J. X. à 6 mois de prison dont 3 mois avec sursis, pas de mandat de dépôt. Sa mise à l’épreuve durera 2 ans, elle commence à l’instant : obligation de soins, et de travailler. Son permis de conduire est annulé, il ne pourra le repasser que dans 1 an. Deux contraventions de 150 euros chacune. Et deux gros mourons : guérir de cette addiction, et voir sa fille passer son cap difficile dans de meilleures conditions que ce papa qui bagarre depuis si longtemps à devoir passer des fleuves sur une brindille, là où il faudrait un tronc.

Florence Saint-Arroman